De tout temps, le jazz, sans oublier ses racines, s'est nourri des compositeurs/interprètes. Ainsi aux États Unis, les standards de jazz reprenaient en les arrangeant des extraits de comédies musicales, parfois en s'en éloignant beaucoup : John Coltrane avec "My Favorite Things". Or, quel est l'environnement culturel des musiciens européens dits "de jazz" à l'heure actuelle ? Pour nombre d'entre eux, il y a eu d'une part la pop musique ou la chanson, de nombreuses créations en témoignent, et d'autre part la musique classique, voire contemporaine, étudiée au conservatoire. A cela s'ajoutent la connaissance, l'étude et l'amour du jazz américain, et pour certains des racines liées à la tradition culturelle de leur pays.
Fleurissent donc des projets mêlant Jazz et Musiques du Monde, Jazz et Pop Musique, Jazz et Musique baroque ou classique : Uri Caine relit Malher, Brad Mehldau interprète Bach puis part en improvisation, Edouard Ferlet "Think Bach ", Michel Godard joue Monteverdi, Andy Emler propose "My Own Ravel ", et Yves Rousseau consacre un projet ambitieux à Schubert, dont la musique a peuplé son adolescence ... C'est ce projet, porté par le Wanderer Septet qui était invité par Charleville Action Jazz et le Théâtre de Charleville-Mézières. Il y avait un risque, celui de déplaire aux puristes, qu'ils soient de jazz ou de musique classique.
Eh bien, le public était présent, et bien présent : les fidèles de Charleville Action Jazz, les abonnés du Théâtre, et un public "classique", préparé par les belles conférences de Gérard Thiriet proposées par le Conservatoire Ardenne Métropole. Près de 450 spectateurs, et la plupart sont sortis ravis de la découverte, certains un peu déconcertés, d'autres enthousiastes : Yves Rousseau avait réuni un septet de haut vol, avec des musiciens très en vue de la scène jazz française, au service d'une partition exigeante.
Si l'on reconnait des mélodies de Schubert, des extraits de "La Jeune Fille et la Mort" ou des lieder tirés du "Voyage d'Hiver", Yves Rousseau prend des libertés inouïes avec les compositions originales, mais les traite avec amour et respect, truffe ses compositions de courtes citations du compositeur romantique, et les emmène promener –wanderen- dans des paysages sonores originaux.
Thierry Péala se fait parfois récitant, rapportant des anecdotes de la vie de Schubert, interprète quelques lieder de manière fort convaincante, joint sa voix aux autres instruments, improvise... Yves Rousseau, auteur de remarquables chorus, apporte une assise sûre, servi par les percussions aux couleurs originales de Xavier Desandre-Navare. Edouard Ferlet, dont on connaît les liens avec la musique classique depuis "Think Bach", apporte ses harmonies, des lignes mélodiques, des couleurs sonores en agissant directement sur les cordes de son piano. Mélodies souvent portées par le soprano de Jean-Marc Larché, soutenu par la profondeur de la clarinette basse de Pierre-François Roussillon, et le violon de Régis Huby, étonnant créateur d'ambiances sonores, triturant le son de ses violons d'une collection de pédales d'effets, et nous délivrant un hallucinant moment d'improvisation (peut-on encore parler de chorus ?), lié à son travail proche de la musique dite "contemporaine".
La cinquantaine de fois où fut joué ce projet, y compris en Chine, leur permet de prendre des libertés vis à vis de la partition, de la rendre encore plus vivante, de laisser s'exprimer l'émotion, de réchauffer le joueur de vielle du Voyage d'Hiver, et de ravir le public carolomacérien.
Non, Yves, pas besoin de casque pour protéger ton crâne de la vindicte des traditionalistes mécontents, ceux-ci ne sont pas venus. Par contre des jazzmen ont sûrement redécouvert Schubert, et des amateurs de musique classique ont peut-être entrevu que le jazz était un langage libre explorant un univers ouvert sur toutes les musiques... On ne peut que t'en remercier !
Patrice Boyer